dimanche 28 janvier 2007

lost and happy in devon

(re-post)

La première fois que je suis allé à l'étranger pour un long séjour c'était en 1974, en Angleterre, dans le Devon. Combien de temps ai-je passé là-bas? Je ne me souviens pas bien, au moins deux mois. C'était le printemps, les mois de mai et juin probablement, et peut-être un bout d'avril, ce qui ferait deux mois et demi. Peut-être trois mois mais j'en doute. Bizarre, je me souviens parfaitement de tout ce qui s'est passé pendant ce séjour mais pas du temps que ça a duré. Chinon, ma ville natale était jumelée avec Tiverton, une ville de taille à peu près égale dans le Sud-Ouest de l'Angleterre, dans le comté du Devon, à environ 40 kilomètres au nord d'Exeter. J'étais en seconde au lycée de Chinon, chaque année les élèves de seconde étaient invités à un séjour linguistique, un échange, avec Tiverton. Je me suis inscrit. Nous étions hébergés dans une famille anglaise. Mes "parents d'accueil" étaient les Fishers, propriétaires d'une supérette dans un tout petit village à une quinzaine de kilomètres de Tiverton : Westleigh. Ils avaient deux enfants et deux chiens, une maison attenante à la supérette et un grand jardin. Je me suis vite rendu compte que c'était des gens d'une très grande gentillesse et hospitalité qui firent tout pour m'adopter dans leur famille le temps de mon séjour et me le rendre agréable. Westleigh est un village pour les ouvriers qui travaillent dans les carrières du coin, ou qui travaillaient, il y a-t-il encore des carrières à Westleigh? Apparemment oui. Des rues entières de petites maisons toutes identiques. Un pub. Et la supérette des Fishers dont la clientèle venait de tous les petits villages alentours aux noms pittoresques: Sampford Peverell, Whitnage, Uplowman, Holcombe Rogus, Hockworthy, Burlescombe, Appledore... La supérette était remarquablement achalandée, on y trouvait, dans un petit espace, absolument de tout, de l'épicerie classique aux journaux jusqu'aux chaussures et aux outils de jardin. Les parents Fisher, la quarantaine à l'époque, travaillaient tous deux à l'épicerie, Madame (Suzanne) tenait le magasin tandis que Monsieur (Charles) assurait l'approvisionnement et faisait la tournée dans les villages alentours avec le van. On était ouvert sans interruption de neuf heures du matin à cinq heures du soir. Car en ce temps là, en Angleterre, la plupart des magasins fermaient entre cinq et six heures (alors qu'en France mon père qui était aussi commerçant ne fermait qu'à sept heures du soir -- mais il était aussi fermé entre midi et deux heures). Et le samedi la supérette fermait à midi pour le week-end. A cinq heures et demie on s'attablait pour le dîner, puis la longue soirée était consacrée à la promenade (quand il faisait beau), le jardinage (par tous les temps), la télévision. Vers vingt heures on grignotait des crackers et du fromage arrosé de thé. La quantité de thé au lait avalée par jour dans cette famille était étonnante. Le week-end (à partir de samedi midi) on allait pique-niquer dans la campagne aux environs, peu importait le temps, s'il pleuvait on pique-niquait dans la voiture -- les Fishers avaient aménagé un système très astucieux d'auvent à la voiture, qui permettait de manger à l'abri de la pluie. C'étaient des fanatiques du pique-nique les Fishers, et ils étaient incroyablement équipés pour ça. Des pros. J'ai parcouru ainsi tout le Devon, les deux parcs Nationaux, Exmoor et Dartmoor, la baie de Bridgwater, les plages de gallets de Lyme Regis, les tumuli préhistoriques dans les Blackdown Hills.
La campagne du Devon c'est la campagne anglaise par excellence, verdure et collines rondes, vallons, talus, haies et bosquets, peu d'agriculture, de l'élevage, beaucoup de moutons, des prés pentus, des ruisseaux et une abondance de petits villages serrés contre leur église. Et deux plateaux l'un au Nord l'autre au Sud Ouest, sur des hauteurs désertiques et brumeuses, landes mystérieuses et sauvages, pelées, parsemées de vestiges préhistoriques: cercles de pierres, dolmens, menhirs. A l'époque je n'étais pas loin de considérer ce pays comme un véritable paradis. A Chinon je vivais seul avec mon père, homme âgé, de santé fragile, dépressif de surcroît, mes frères et sœurs déjà partis fonder leurs familles, l'ambiance était morose à la maison, parfois sinistre. Je rêvais d'une vrai famille. A Westleigh j'en avais trouvé une chez mes Anglais, avec un frère et une sœur de mon âge, des parents jeunes et joyeux, deux chiens sympathiques : Clara un épagneul tout noir, Tinka un berger allemand cacochyme. Le seul défaut des Fishers est qu'ils étaient passablement malpropres, la maison était sale, les draps jamais lavés, dans la salle de bain la baignoire était emplie de linge qui moisissait lentement -- un matin Suzanne mis un chemisier vert clair, son mari lui dit qu'il n'aimait pas cette couleur, elle en changea pour un chemisier bleu ciel décoré d'une grosse tache d'œuf, et personne ne s'en troubla. J'avais le droit de prendre ce que je voulais dans l'épicerie, je découvris ainsi les chips au vinaigre ou aux oignons: délice, le shandy, sorte de panaché vendu en canettes métalliques, comme le cidre: délicieux aussi, des sodas étranges aux goûts médicamenteux, artificiels, de couleurs inconnues dans la nature: régal. Encore aujourd'hui il m'arrive de m'offrir de temps en temps ce que je considère comme un grand plaisir: un sac de chips au vinaigre avec un jus de pamplemousse, à chaque fois ça m'évoque Westleigh avec une étrange vivacité, c'est ma petite madeleine. Les premiers jours je ne comprenais rien à ce qu'on me disait et j'avais le plus grand mal à m'exprimer en Anglais. Le premier matin, la première chose qu'on me demanda c'est si je voulais des cakes, mais il y avait quelque chose avant cakes, pomcakes… pocakes… on m'amena des crêpes (pancakes). Des crêpes au petit déjeuner! Quel plaisir! Chez moi ça ne se serait jamais fait. Et le bacon croustillant, les tomates chaudes, les haricots blancs sauce tomate, les petites saucisses. Tout ça au petit déjeuner. J'étais enchanté. Pendant mon séjour, et souvent après, j'ai entendu des petits Français se plaindre qu'en Angleterre la nourriture était infecte, qu'ils avaient perdu un nombre impressionnant de kilos pendant leur séjour, voire qu'ils avaient souffert de la faim! J'avoue que je n'ai jamais compris cette plainte et j'ai souvent pensé que c'était un préjugé qui ne demandait qu'à être confirmé par le moindre petit pois presque cru. Moi j'ai adoré tout ce que les Anglais m'ont donné à manger! Même la sauce à la menthe avec les côtelettes, le rôti de bœuf croustillant, cuit au maximum, en France on mange le rôti sanguinolent, c'est immonde! La seule chose que je n'ai jamais pu avaler c'est le porridge. La première fois qu'on m'en a servi, j'ai plongé la cuillère dedans et j'ai réussi à soulever le bol entier avec. Le lait chaud m'écœure de toutes façons, alors le porridge… Miracle du bain linguistique, au bout d'une semaine environ je pensais en Anglais, je rêvais en Anglais. Bientôt je fis le paper round le matin, la distribution à domicile des journaux. M. Fisher me classait les journaux dans l'ordre de distribution, avec le numéro et la rue écrits tout petit dans le coin en haut à gauche de chaque exemplaire et les mettait dans un grand panier fixé à l'avant d'un vélo. Les gens du village m'attendaient souvent sur le pas de leur porte, étonnés de voir le jeune Français des Fishers faire la tournée, à chaque fois un mot gentil, un sourire, une petite remarque sur le temps qu'il fait : 'a bit rainy today isn'it'? Je faisais beaucoup de vélo, je roulais des heures, j'explorais la campagne alentour, au début un peu dérouté par le fait qu'il faillait rouler à gauche. Il a fait beau ce printemps là, j'ai été très heureux dans le Devon.